Andrew Rabeneck, membre du comité d’honneur de Pro Anima a relevé cet excellent article du professeur Martha Neussbaum paru fin août dans le New York Times. Il a offert le copyright à Pro Anima et proposé de le traduire en Français. Merci également à Nicolas Delon qui en tant que traducteur professionnel a supervisé et corrigé la version finale bénévolement.
A travers le temps l’idée de l’être « humain » a certainement eu du sens – et elle continue de signifier – beaucoup de choses. Il n’y a jamais eu de réponse unique. Mais aujourd’hui on devrait reconnaître au moins que la question même est problématique.
Nous humains sommes très autocentrés. Nous avons tendance à penser que l’humain est en quelque sorte très spécial et très important, et c’est donc à ce sujet que nous nous interrogeons, au lieu de nous demander ce que c’est d’être un éléphant, ou un cochon, ou un oiseau. Ce manque de curiosité est l’un des aspects d’un problème éthique plus large.
La question, « Que signifie être humain ? » n’est pas seulement narcissique, elle suppose une étroitesse d’esprit répréhensible. C’est plutôt comme se demander « Que signifie être blanc ? » Cela connote des privilèges immérités qui ont servi à dominer et à exploiter. Mais nous ne le reconnaissons généralement pas parce que nous n’échappons pas à notre narcissisme.
Nous partageons une planète avec des milliards d’autres êtres sensibles, qui ont tous leurs propres façons complexes d’être ce qu’ils sont. Toutes les autres créatures animales, comme l’a noté Aristote il y a longtemps, essaient de rester en vie et de se reproduire. Elles sont toutes dotées de perception.
Elles ont toutes des désirs ; et la plupart se déplacent pour obtenir ce qu’elles veulent et ce dont elles ont besoin. Aristote proposait de chercher une explication commune à la perception, au désir et au mouvement des animaux, humains inclus.
On connaît Aristote comme philosophe, mais c’était aussi un grand biologiste qui étudiait les mollusques et crustacés et d’autres créatures, grandes et petites. Il encourageait ses étudiants à ne pas se détourner des animaux sans attrait particulier car il y a quelque chose de merveilleux en tout animal, ne serait-ce que le fait qu’ils luttent tous pour survivre.
Ce sens du merveilleux, qui devrait nous amener à une plus grande considération morale, est un aspect profond de notre humanité. Mais notre émerveillement est en déclin, et nous humains dominons la planète à tel point qu’il nous apparaît le plus souvent inutile de vivre en bonne entente avec les autres animaux.
Les animaux domestiques occupent une zone privilégiée, mais même eux sont souvent maltraités (prenez les usines à chiots ou les chats errants abandonnés). L’agriculture intensive des cochons, des poules et d’autres animaux est une forme relativement récente de brutalité atroce. Quant aux animaux dans la « nature sauvage », on peut s’apercevoir de l’effet dévastateur qu’ont sur eux nos crimes humains : les dégâts causés par l’expérimentation animale dans les laboratoires ; les divers préjudices causés par l’enfermement des singes et des éléphants dans les zoos ; l’épuisement des stocks de baleines par le harponnage ; l’enfermement des orques et des dauphins dans les parcs marins ; le braconnage des éléphants et des rhinocéros alimentant le marché noir international ; le trafic illicite des éléphants africains vers des zoos américains ; la destruction de l’habitat de nombreux grands mammifères qu’entraine le changement climatique.
On estime aujourd’hui que l’activité humaine a contribué à l’extinction de plus de 80 espèces mammaliennes.
De nouvelles questions se posent constamment. Le monde a besoin d’une révolution éthique, un mouvement de proportion internationale pour élever les consciences. Mais cette révolution bute contre le nombrilisme que présuppose de façon typique la question « Que signifie être humain ? »
Nous devons rallumer notre sens du merveilleux en se demandant plutôt : « Que signifie être une baleine ? » Ensuite, allons observer les baleines du mieux que nous pouvons, lisons les recherches captivantes de scientifiques comme Hal Whitehead et Luke Rendell. Interrogeons nous sur les éléphants (mon animal favori) et faute de pouvoir partir en safari, nous pouvons regarder les documentaires montrant des éléphants vivant tout simplement leur vie, exprimant leur dévouement à leur communauté, leur deuil et tant d’autres attitudes complexes que nous avons tendance à considérer proprement humaines.
Redoublons aussi nos recherches théoriques, philosophiques et juridiques, pour mieux protéger les animaux et renforcer nos liens réciproques.
Nous avons recueilli tant de connaissances scientifiques sur la complexité des vies animales. Il nous incombe désormais d’en faire bon usage philosophiquement. Will Kymlicka et Sue Donaldson ont déjà fait un travail fabuleux sur les idées de réciprocité et de communauté avec les animaux domestiques, mais il reste encore à faire.
Politiquement, en matière d’influence philosophique, l’approche théorique la plus influente à ce jour est l’utilitarisme de Jeremy Bentham, courageusement et habilement développée par le philosophe Peter Singer. Elle préserve son importance en raison de sa préoccupation centrale pour la souffrance animale. Si nous arrêtions ne serait-ce que de causer gratuitement de la douleur aux animaux, nous ferions déjà un grand pas en avant.
Nous savons maintenant que les animaux ont besoin de maintes choses dont l’absence n’est pas toujours la cause de souffrance : la possibilité de s’associer à leurs congénères en groupes de taille normale ; de chanter ou barrir à leur propre façon ; de procréer ; de se déplacer librement sans obstacle ; d’aller au gré de leurs curiosité et de faire des découvertes. Il nous faut donc, je crois, une approche qui se concentre sur une pluralité de « capabilités » ou libertés distinctes, dont a besoin chaque espèce pour mener une vie épanouie.
Je suis actuellement en train d’écrire un livre qui s’appuiera sur mes travaux sur « l’approche par les capabilités » pour développer un nouveau cadre éthique qui puisse servir de guide au droit et aux politiques publiques sur ces questions. Mais ce n’est qu’une approche parmi d’autres, et elle sera, comme il se doit, contestée par d’autres avec leurs propres modèles. Les juristes travaillant pour le bien des animaux, en droit interne aussi bien qu’international, ont besoin de cadres théoriques cohérents et les philosophes devraient les assister.
Il reste encore tant de travail.
Alors mettons de côté le narcissisme inhérent à nos questions sur l’humain. Efforçons-nous de cultiver une ère où le sens d’être humain est de se préoccuper du sort des autres espèces qui habitent ce monde.
Martha C. Nussbaum est Ernst Freund Distinguished Service Professor à l’Université de Droit de Chicago.
02/09/2018