Lumière sur la recherche biomédicale et les essais cliniques : comment les biais des chercheurs mettent en péril la santé des femmes

Lumière sur la recherche biomédicale et les essais cliniques : comment les biais des chercheurs mettent en péril la santé des femmes


Journée internationale des droits des femmes par Dr Lilas Courtot

8 mars 2024

La santé des femmes est un sujet varié et complexe, dont l’histoire est longue et souvent périlleuse. Elle est étroitement liée au développement continu des droits des femmes et à l’éducation qui les entoure. De la santé sexuelle et reproductive comprenant des sujets tels que les menstruations, la grossesse, la ménopause et les hormones, à la violence domestique et à la santé mentale, en passant par l’éducation sexuelle et les effets indésirables de médicaments, l’histoire des femmes en tant que patientes a été marquée par des problèmes de discrimination. La lutte pour une approche équitable des soins de santé et de l’ inclusion des femmes dans les processus de recherche et de validation de médicaments va de pair avec le féminisme et la lutte pour les droits des femmes.

Jusqu’aux années 1990, l’essentiel de la recherche en matière de santé a été mené principalement par des hommes, sur des hommes

Une hypothèse qui pourrait expliquer ce choix étonnant et discriminant serait la suivante : si vous étudiez les hommes, vous obtiendrez les bases de la biologie, et cela s’appliquera probablement aux femmes [1]. Historiquement, on supposait qu’il n’y avait pas de différences fondamentales entre le corps des hommes et celui des femmes, hormis la taille, le poids et les organes reproducteurs. Au contraire, les femmes étaient perçues comme des “petits hommes”. Le philosophe grec Aristote décrivait le corps des femmes comme celui de “mâles mutilés”. Ses idées ont influencé la pensée médicale occidentale.

Une autre hypothèse pour justifier le fait que les femmes aient été volontairement exclues de la plupart des essais cliniques serait que les scientifiques craignaient que l’inclusion des femmes dans les essais ne nuise à leur santé reproductive mais aussi et probablement surtout car ils considéraient que les fluctuations hormonales, qui font partie du cycle menstruel féminin, engendrerait une plus grande variabilité des résultats et étaient trop difficiles à gérer et à interpréter dans les expériences. Il s’agissait donc de choisir la solution de facilité au détriment de la rigueur recommandé par la méthode scientifique.

En outre, l’hypothèse selon laquelle l’utilisation d’un seul sexe réduirait les variations dans les résultats des essais, qui s’est par ailleurs avérée fausse [2], signifiait que la recherche n’incorporait pas non plus d’animaux de sexe féminin (comme l’indique le graphique ci-dessous).

Dans de nombreux domaines de recherche, les scientifiques travaillent principalement avec des animaux de laboratoire de sexe masculin. — Source : Neurosci. Biobehav. Rev. 2011 [3]

Les chercheurs ont donc pendant des siècles supposé que les résultats d’études exclusivement masculines pouvaient être extrapolés aux femmes. Ce biais a empêché des progrès plus rapides dans la détection et le traitement de nombreuses maladies. Il est également en partie responsable de la mauvaise traduction et reproductibilité de la recherche préclinique en clinique et a un impact particulièrement important sur la santé des femmes.

À titre d’exemple, une étude publiée en juin 2020 dans le journal Biology of Sex Differences montre que pour un même dosage des 86 produits repérés approuvés aux Etats-Unis (antidépresseurs, médicaments cardiovasculaires et anticonvulsifs, analgésiques…) 90 % des femmes font l’expérience d’effets secondaires plus graves — nausée, migraine, hallucinations, anomalies cardiaques, etc. Le dosage unique, basé sur celui d’un homme, ne correspond donc pas à la majorité de femmes [4].

Que sait-on des différences biologiques entre les sexes ?

Le « sexe » est un trait biologique, généralement défini chez les mammifères par le complément des chromosomes sexuels (X et Y), « XX » définissant un individu féminin et « XY » masculin. Le sexe représente l’une des différences biologiques les mieux conservées au cours de l’évolution ; pourtant, il s’agit de l’une des différences les plus sous-estimées dans la recherche biomédicale. Bien que de nombreux facteurs puissent influencer un résultat, le sexe est une variable fondamentale qui est responsable de différences dans de nombreuses fonctions anatomiques, physiologiques et biologiques.

Au cours des dernières décennies, la littérature scientifique a rapporté un nombre impressionnant d’études montrant des différences entre les sexes en termes de risques pathologiques, d’efficacité de traitement et d’évolution des maladies. Ci-dessous quelques exemples marquants de différences observées entre les hommes et les femmes.

  • En neurologie, les femmes courent un risque plus élevé de développer la maladie d’Alzheimer que les hommes (2/3 des patients en Europe sont des femmes) et elles sont deux fois plus susceptibles de souffrir d’un trouble dépressif majeur (TDM) que les hommes, avec des symptômes probablement plus importants ou atypiques, et un trouble anxieux comorbide [5]. Les hommes ont près de 7 fois plus de matière grise et les femmes dix fois plus de matière blanche [6]. Ces variations neuroanatomiques soulignent clairement les différences potentielles entre les femmes et les hommes dans tout trouble lié au cerveau, comme la schizophrénie ou l’anxiété, et pourraient également expliquer pourquoi la perception et la réactivité à la douleur dépendent du sexe [7].
  • Les maladies cardiovasculaires se développent généralement 7 à 10 ans plus tard chez la femme et ne présentent pas les mêmes symptômes cliniques que ceux décrits chez l’homme [8]. Initialement décrites comme des maladies masculines, elles constituent aujourd’hui, étonnamment, la principale cause de décès chez les femmes. Il existe de nombreuses publications sur les différences cardiovasculaires entre les sexes, certaines montrant même que la structure du coeur des femmes est différente de celle des hommes : deux des quatre valves principales du cœur — les valves tricuspide et mitrale — sont différentes, tout comme les voies électriques, l’anatomie des artères et des veines, et même la composition cellulaire [9].

La liste des différences entre les sexes est encore longue, soulignant grandement la nécessité de mieux les explorer et les comprendre pour fournir des soins appropriés. Ces différences s’expliquent non seulement par la génétique et la physiologie mais également les comportements (modes de vie, tabac, activité physique…).

Femmes et animaux de laboratoire, même combat (ou presque) ?

Pour expliquer le taux d’échec incroyablement élevé dans la traduction clinique des résultats de la recherche (allant de 80 à 99%), les scientifiques se concentrent davantage sur les préjugés subjectifs comme les analyses statistiques erronées ou les conceptions expérimentales, au lieu de rectifier le problème de longue date de la prédominance d’un sexe dans leurs études, qui plus est, dans des modèles animaux, donc éloignées de la génétique et physiologie humaine.

De fait, la manière dont les scientifiques abordent la conception expérimentale des études animales est principalement motivée par le cadre de remplacement, de réduction et de raffinement (3R), datant de 1960 [10]. L’élément de réduction, qui vise à utiliser le moins d’animaux possible, a conduit à un environnement dans lequel les chercheurs explorent un espace de test très étroit, négligent de nombreuses variables, puis extrapolent les résultats à un scénario plus large. Il n’est pas rare d’étudier un seul bagage génétique, un seul âge et/ou un seul sexe et d’interpréter le résultat comme généralisable. Si l’on prend un peu de recul, sachant que les découvertes de la recherche pour un sexe donné ne peuvent pas nécessairement se traduire par l’autre, comment imaginer que les découvertes scientifiques sur les animaux, avec des différences physiologiques encore plus évidentes qu’entre hommes et femmes, seront pertinentes pour les humains ? De ce point de vue, on peut vraiment se demander ce qui rend les chercheurs si attachés à l’expérimentation animale. Il est logique que s’éloigner des préjugés sexuels ne serait véritablement bénéfique que si la recherche biomédicale s’éloigne également des préjugés liés à la dépendance envers les animaux [11].

À l’ère de la “médecine personnalisée”, se focaliser sur des sous-populations de patients et patientes permettrait d’améliorer le développement de médicaments et la prise en charge médicale

La recherche biomédicale et clinique connaît des progrès considérables grâce au développement de nouvelles technologies de pointe telles que les organes-sur-puce et l’intelligence artificielle, ces dernières pouvant être combinées, et basées sur des données de patients, et patientes. La médecine de précision est de plus en plus reconnue comme une nouvelle approche thérapeutique de référence dans le monde des chercheurs et cliniciens. Compte tenu de ces avancées technologiques majeures, il semble insensé que le sexe, la variable biologique la plus évidente chez l’homme, ait été largement négligé dans la recherche biomédicale.

Entre 2014 et 2016, des agences de financement, notamment les National Institutes of Health (NIH) des États-Unis, la Commission européenne (CE) et les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), ont pris des mesures pour intégrer le sexe dans l’ensemble du processus de recherche [12].

Il est également important de noter que le nombre d’études de recherche incluant le sexe a considérablement augmenté dans la plupart des disciplines biologiques, et que les chercheurs et cliniciens reconnaissent de plus en plus la nécessité de prendre en compte cette variable. Cet article, publié en 2022 dans le journal Nature Reviews Molecular Cell Biology, intitulé “Let’s talk about (biological) sex”, s’adresse d’ailleurs aux chercheurs et commence par ceci : « Vous avez passé des années à étudier votre protéine bien-aimée. Vous avez créé des modèles de souris, trouvé un phénotype et l’avez soignée à l’aide d’un médicament. Vous avez même utilisé des cellules humaines pour confirmer le mécanisme observé. Mais une revue prestigieuse a rejeté votre manuscrit parce que vous n’aviez pas inclus les femmes. Voici pourquoi vous ne devriez pas leur en vouloir » [13].

Même si les préjugés masculins ont diminué, les études portant sur des sujets des deux sexes n’incluent pas d’analyse basée sur le sexe dans la méthode expérimentale, démontrant qu’il existe toujours un besoin de sensibilisation, d’éducation et de plaidoyer pour considérer le sexe comme une variable biologique.

Comment le comité scientifique Pro Anima perçoit l’avenir pour la santé de toutes et tous

Dans cet article, nous nous sommes volontairement focalisé sur les biais des sexes dans la recherche et le développement de médicaments, mais il est important de noter qu’il existe également des biais impactant la prise en charge médicale des femmes, ainsi que les minorités ethniques. En effet, les chercheurs du groupe pharmaceutique GSK ont récemment passé en revue 17 années d’essais menés aux États-Unis. En analysant les données de plus de 100 000 participants à 495 études, ils ont identifié certaines inadéquations entre les caractéristiques démographiques des participants et la prévalence des maladies dans les populations respectives [14].

Le comité scientifique Pro Anima appelle à un changement global et en profondeur pour révolutionner la science moderne vers des approches plus rigoureuses, éthiques et pertinentes pour l’homme. Le changement est complexe, et pour aider les chercheuses et chercheurs à avancer dans la bonne direction, il est essentiel de sensibiliser toutes les parties prenantes, car la stratégie de pression ne conduit souvent qu’à des comportements de résistance plutôt qu’à un engagement. Les scientifiques doivent reconnaître les préjugés et ont besoin de solutions éducatives, économiques, politiques et sociales pour les surmonter.

Pour aller plus loin

  • “Ces biais sexistes qui menacent la santé des femmes” — Article rédigé par Anne Guion, La Vie (2023) :
  • “Ces diagnostics médicaux biaisés par les stéréotypes de genre” — Article rédigé par Solenn Cordroc’h, Slate (2021)
  • “Des biais sexistes dans les essais cliniques mettent les femmes en danger” — Article rédigé par Marcus Dupont-Besnard, Numerama (2020)
  • Quand les médicaments menacent la santé des femmes — Article rédigé par Andréane Williams, La Gazette des Femmes (2016)
  • “Femmes et santé, encore une affaire d’hommes ?” — Livre coécrit par Catherine Vidal et Muriel Salle (2017) et Podcast avec Catherine Vidal (2020).
  • “L’inclusion des femmes dans les essais cliniques : Se pose-t-on les bonnes questions” — PDF par Abby Lippman (2006).

Sources

[1] « Are biomedical researchers forgetting females ? », Chemical & Engineering News. Consulté le : 6 mars 2024. [En ligne]. Disponible sur : https://cen.acs.org/articles/95/i12/biomedical-researchers-forgetting-females.html

[2] L. M. Harrison, D. W. A. Noble, et M. D. Jennions, « A meta-analysis of sex differences in animal personality : no evidence for the greater male variability hypothesis », Biol. Rev. Camb. Philos. Soc., vol. 97, no 2, p. 679‑707, avr. 2022, doi : 10.1111/brv.12818.

[3] A. K. Beery et I. Zucker, « Sex bias in neuroscience and biomedical research », Neurosci. Biobehav. Rev., vol. 35, no 3, p. 565‑572, janv. 2011, doi : 10.1016/j.neubiorev.2010.07.002.

[4] I. Zucker et B. J. Prendergast, « Sex differences in pharmacokinetics predict adverse drug reactions in women », Biol. Sex Differ., vol. 11, no 1, p. 32, juin 2020, doi : 10.1186/s13293-020 – 00308‑5.

[5] F. Butlen-Ducuing et al., « Implications of sex-related differences in central nervous system disorders for drug research and development », Nat. Rev. Drug Discov., vol. 20, no 12, p. 881‑882, déc. 2021, doi : 10.1038/d41573-021 – 00115‑6.

[6] I. of M. (US) F. on N. and N. S. Disorders, « Studying Sex Differences in Health and Disease », in Sex Differences and Implications for Translational Neuroscience Research : Workshop Summary, National Academies Press (US), 2011. Consulté le : 6 mars 2024. [En ligne]. Disponible sur : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK53393/

[7] N. R. Osborne et K. D. Davis, « Sex and gender differences in pain », Int. Rev. Neurobiol., vol. 164, p. 277‑307, 2022, doi : 10.1016/bs.irn.2022.06.013.

[8] T. Keteepe-Arachi et S. Sharma, « Cardiovascular Disease in Women : Understanding Symptoms and Risk Factors », Eur. Cardiol. Rev., vol. 12, no 1, p. 10‑13, août 2017, doi : 10.15420/ecr.2016:32:1.

[9] C.-S. M. Center, « A decade of women’s heart health, reexamined ». Consulté le : 7 mars 2024. [En ligne]. Disponible sur : https://medicalxpress.com/news/2022 – 02-decade-women-heart-health-reexamined.html

[10] « The Principles of Humane Experimental Technique », Med. J. Aust., vol. 1, no 13, p. 500‑500, 1960, doi : 10.5694/j.1326 – 5377.1960.tb73127.x.

[11] C. E. Krebs et al., « Author Guide for Addressing Animal Methods Bias in Publishing », Adv. Sci. Weinh. Baden-Wurtt. Ger., vol. 10, no 30, p. e2303226, oct. 2023, doi : 10.1002/advs.202303226.

[12] A. Duchesne, C. Tannenbaum, et G. Einstein, « Funding agency mechanisms to increase sex and gender analysis », Lancet Lond. Engl., vol. 389, no 10070, p. 699, févr. 2017, doi : 10.1016/S0140-6736(17)30343 – 4.

[13] I. Miguel-Aliaga, « Let’s talk about (biological) sex », Nat. Rev. Mol. Cell Biol., vol. 23, no 4, p. 227‑228, avr. 2022, doi : 10.1038/s41580-022 – 00467‑w.

[14] M. M. Reid et al., « Demographic diversity of US-based participants in GSK-sponsored interventional clinical trials », Clin. Trials, vol. 20, no 2, p. 133‑144, avr. 2023, doi : 10.1177/17407745221149118.