Prof. Donald E. Ingber

Prof. Donald E. Ingber


Révolutionner le développement de médicaments grâce aux organes sur puce

SES112 — Mars 2024

Donald E. Ingber est le directeur fondateur du Wyss Institute for Biologically Inspired Engineering de l’université d’Harvard, professeur Judah Folkman de biologie vasculaire à la Harvard Medical School et professeur Hansjorg Wyss d’ingénierie bio-inspirée à la Harvard School of Engineering and Applied Sciences. Il a fait toutes ses études jusqu’à sa thèse (B.A., M.A., M.Phil., M.D. et Ph.D.) à l’université de Yale. Ingber est un pionnier dans le domaine de l’ingénierie bio-inspirée, sa percée la plus récente étant le développement de dispositifs de culture microfluidique d’organes sur puce (ou Organ-on-Chip, OoC), tapissés de cellules humaines, utilisés pour remplacer les animaux dans le développement de médicaments, la modélisation des maladies et la médecine personnalisée. Don et ses équipes du Wyss Institute ont fait de fulgurants progrès dans la traduction de leurs innovations en produits commerciaux destinés à faire progresser la médecine et/ou le développement durable. Ingber est l’auteur de plus de 500 publications et de 200 brevets, et il a fondé huit entreprises, dont Emulate Inc, le principal fabricant de systèmes d’organes sur puces.

Comité Scientifique Pro Anima : Pourriez-vous donner un aperçu à nos lecteurs de qui vous êtes et comment vous êtes devenu le directeur-fondateur du prestigieux Wyss Institute ?

Pr Don Ingber : “Je suis Don Ingber, directeur fondateur du Wyss Institute for Biologically Inspired Engineering à Harvard, et professeur titulaire à la Harvard Medical School,School of Engineering, ainsi qu’au Boston Children’s Hospital depuis maintenant 40 ans. Je suis titulaire d’un doctorat en médecine de l’Université de Yale. Je suis biologiste cellulaire, mais j’ai commencé très tôt à m’intéresser à la bio-ingénierie, car je pense que les forces mécaniques, que l’on appelle aujourd’hui mécanobiologie, sont aussi importantes pour le fonctionnement biologique que les molécules chimiques et les gènes. J’ai compris assez tôt que pour relever le défi de démontrer le rôle central de ces forces physiques, je devais développer de nouvelles technologies et collaborer avec des physiciens, des ingénieurs, des chimistes et des informaticiens.

En 2005, le doyen de l’Université d’Harvard m’a demandé de co-présider un comité chargé d’envisager l’avenir de la bio-ingénierie au sein de l’université et de ses hôpitaux affiliés. L’application des principes de l’ingénierie a transformé la médecine et l’industrie au cours des 50 dernières années, en résolvant certains problèmes dans ces domaines. Compte tenu de tout ce que nous avons appris sur la façon dont la nature construit à partir de l’échelle nanométrique, nous avons pensé que nous pouvions inverser le paradigme en tirant parti des principes biologiques pour mettre au point de nouvelles innovations en matière d’ingénierie. C’est ainsi qu’est né le concept de base de ce que nous appelons “l’ingénierie bio-inspirée”. L’institut, fondé en 2009, est avant tout un institut de sciences appliquées, qui vise à avoir un impact à court terme. Non seulement nous faisons des découvertes révolutionnaires et développons de nouvelles technologies, mais nous avons également mis au point un processus permettant de réduire les risques techniques et commerciaux de ces technologies afin d’accélérer leur mise en œuvre et leur commercialisation. L’une des mesures clés de notre succès est la création de propriété intellectuelle. Notre institut, qui ne compte qu’une douzaine de membres permanents, est aujourd’hui à l’origine de plus de 20 % de l’ensemble des brevets et des start-up d’Harvard chaque année. C’est donc une aventure incroyable”.

 

PA : Pouvez-vous nous donner plus d’informations sur la technologie des organes sur puce, comment a‑t-elle été créée et pourquoi est-elle pertinente pour les découvertes en matière de santé humaine ?

Pr. D. Ingber : “Les organes sur puce (OoC) de notre institut sont de petits dispositifs, de la taille d’une clé USB, transparents et fabriqués à partir d’un matériau souple en caoutchouc de silicone. Le dispositif est doté de micro canaux dans lesquels circulent des fluides, d’où le nom de microfluidique. Nos dispositifs comportent deux canaux creux parallèles à une membrane poreuse, permettant des échanges entre deux types de tissus différents, et ainsi mimer la structure d’un organe (voir image OoC ci-dessous). Par exemple, nous pouvons placer les cellules épithéliales de votre sac alvéolaire sur le dessus et les cellules des vaisseaux sanguins capillaires du poumon sur le dessous pour reproduire l’interface alvéolaire-capillaire. Nous pouvons faire circuler de l’air sur le dessus, comme dans le poumon, et ajouter un substitut sanguin, un milieu de culture ou même du sang, sur le dessous. Les forces mécaniques étant très importantes pour le développement et le fonctionnement des organes, nous disposons de chambres latérales où nous appliquons un vide cyclique qui étire les parois de la chambre centrale avec l’interface tissulaire, afin d’imiter les mouvements respiratoires des poumons, le péristaltisme dans l’intestin ou toute autre déformation physiologique d’un organe. Nous pouvons recréer le micro environnement physico-chimique ainsi que les interfaces tissu-tissu et les structures 3D qui existent dans le corps humain sur ces petits appareils. Je considère l’outil d’OoC comme de la biologie synthétique à l’échelle de la cellule, du tissu et de l’organe, car il est vraiment flexible. Nous pouvons contrôler et faire varier chaque paramètre individuellement et en combinaison. Je pense que c’est là que réside le véritable potentiel de remplacement de l’expérimentation animale, car il est impossible de contrôler ces différents paramètres chez l’animal. Les OoC permettent d’imiter la physiologie humaine et les pathologies avec une plus grande fidélité que tous les autres systèmes existants”.


Image d’un organe sur puce — OoC

PA : Nous avons récemment beaucoup entendu parler du succès des travaux d’Emulate avec le foie sur puce (Liver-chip) pour prédire la toxicité médicamenteuse sur cet organe. Pourriez-vous nous donner d’autres exemples montrant que l’OoC est plus prédictif de la santé humaine que les animaux ?

Pr. D. Ingber : “Plusieurs ! Nous avons publié un article dans lequel nous avons mis au point une moelle osseuse sur puce. AstraZeneca, la société pharmaceutique, faisait un essai clinique sur un médicament qui présentait une toxicité très inhabituelle dans la moelle osseuse. La même dose de ce médicament administrée pendant deux heures ou deux jours présentait des toxicités différentes. Il était difficile de l’imiter ou de le comprendre dans un modèle animal. Ils nous ont donc demandé de le faire avec notre modèle. Comme nos OoC ont un flux qui passe par un canal tapissé de cellules de vaisseaux sanguins et qu’elles ont des interfaces tissu-tissu, nous pouvons imiter les variations de concentration du médicament au fil du temps, ce que l’on appelle la pharmacocinétique, qui est absolument indispensable pour comprendre la toxicité. Dans notre moelle osseuse sur puce, nous avons observé précisément les toxicités qu’AstraZeneca avait identifiées dans le sang des patients. Je peux vous donner de nombreux autres exemples comme nos poumons sur puces qui nous ont permis d’identifier des médicaments qui sont maintenant en essais cliniques pour le Covid-19, mais je pense que la moelle osseuse est un excellent exemple”.

Les organes sur puce permettent d’imiter la physiologie humaine et les pathologies avec une plus grande fidélité que tous les autres systèmes existants

 

PA : Pro Anima a récemment participé au workshop de l’Union Européenne visant à établir une feuille de route pour l’élimination progressive de l’expérimentation animale dans les évaluations de la sécurité des produits chimiques. Il est apparu clairement que la validation des méthodes alternatives est l’un des plus grands défis. À votre avis, quel serait le meilleur moyen d’obtenir l’acceptation réglementaire ? En particulier pour l’OoC ?

Pr. D. Ingber : “Il y a l’étude d’Emulate, à laquelle j’ai participé, qui a testé 27 médicaments différents dont on connaissait déjà la toxicité ou sûreté pour le foie humain. L’étude montre que les Liver-Chips humains sont 7 à 8 fois plus prédictifs que les animaux en ce qui concerne la toxicité du foie et qu’elles sont 100 % spécifiques. C’est ce type d’approche qualitative qu’il convient de mettre en œuvre. Actuellement, les agences réglementaires laissent les entreprises proposer ce qu’elles veulent comme critères de validation. Pourtant, lorsque certains critères sont proposés, la réponse des agences est qu’ils ne sont pas suffisants, ce qui est une perte de temps pour tout le monde. Il est donc nécessaire d’harmoniser davantage, à l’échelle mondiale, les critères utilisés pour la qualification des techniques et la validation de ces critères. Et il serait extrêmement utile pour tout le monde que la FDA et les agences européennes de réglementation définissent ensemble des critères communs. D’autre part, l’idée d’une harmonisation et la conception d’un OoC “standard” est irréaliste. Il faut de la concurrence. Certains systèmes peuvent être meilleurs pour certaines applications, et d’autres pour d’autres. Ce qui me semble essentiel, c’est la démonstration que l’on peut créer des systèmes robustes et reproductibles pour que différents groupes sur différents sites obtiennent les mêmes résultats avec les mêmes puces, et optimiser la fabrication et le coût. Les agences veulent que ces modèles soient efficaces et robustes, et qu’ils imitent fidèlement les fonctionnalités humaines. Nous devons atteindre un point où les systèmes sont suffisamment automatisés et robustes pour qu’ils commencent réellement à être intégrés dans les processus de développement de médicaments. Même la FDA sait que nous avons besoin de meilleures approches que les modèles animaux. Mais elle doit être convaincue que les nouveaux modèles sont aussi bons, voire meilleurs. Et cela nécessite des données et des preuves”.

 

PA : Les États-Unis ont fait un grand pas vers l’acceptation des nouvelles méthodes alternatives avec la loi de modernisation 2.0 de la FDA. Quel est votre point de vue sur cette législation et pensez-vous qu’elle est suffisante pour accélérer le remplacement des animaux dans la recherche biomédicale et la toxicologie ?

Pr. D. Ingber : “C’est fantastique. J’ai participé aux discussions avec le Congrès. C’est incroyable que cette législation stipule désormais clairement que la FDA peut prendre en considération des données provenant d’OoC ou d’autres méthodes alternatives pertinentes pour l’homme au lieu d’un modèle animal. Mais dans un sens, cela a toujours été une possibilité. Par exemple, la société Vertex Pharmaceuticals a administré ses médicaments contre la mucoviscidose à des patients sans jamais utiliser de modèles animaux, parce qu’ils ont utilisé des cellules humaines présentant une spécificité génétique, ce qui a suffi à convaincre la FDA.

Cependant, il est beaucoup plus facile d’utiliser ces systèmes pour la découverte et les tests d’efficacité des médicaments que pour la toxicologie. Il y a un obstacle majeur à la prise de risque, et c’est vraiment ce sur quoi les agences de réglementation se concentrent : la toxicité. Lorsque les entreprises pharmaceutiques étudient la toxicité du foie chez l’animal, elles examinent non seulement le foie, mais aussi les reins et tous les organes. Ce n’est donc pas parce qu’elles obtiennent des résultats avec un OoC pour un seul organe qu’elles seront convaincues de remplacer les tests sur animaux. Cependant, les médicaments produisent souvent des résultats contradictoires chez les animaux, et dans ce cas il semblerait que les Liver-chips d’Emulate pourraient constituer une très bonne approche pour trancher si un médicament doit être développé ou non. Cela permettrait de réduire le nombre d’animaux et, plus important encore, d’éviter les échecs ultérieurs. Il existe également de bons modèles d’OoC de toxicité rénale et cardiaque. On peut donc commencer à voir comment ces modèles pourraient être utilisés seuls ou combinés, et réduire progressivement le nombre d’animaux, voire les remplacer à long terme”.

Ce qui me semble essentiel, c’est la démonstration que l’on peut créer des systèmes robustes et reproductibles pour que différents groupes sur différents sites obtiennent les mêmes résultats avec les mêmes puces, et optimiser la fabrication et le coût.

 

PA : Nous avons identifié les barrières sociales comme un obstacle important à la transition, qui semble être bien plus important que les barrières scientifiques, êtes-vous d’accord ?

Pr. D. Ingber : “Oui. Et c’est clairement le cas dans le domaine de la toxicologie. Les toxicologues des entreprises affirment que la FDA ne leur fera pas confiance, quoi qu’ils disent. Or, la FDA veut toujours en savoir plus, car c’est à elle qu’incombe la responsabilité ultime de garantir la sécurité. C’est un énorme défi, et je ne sais pas exactement comment nous allons le relever. J’espère que plus les OoC seront utilisés dans le domaine de la découverte de médicaments et qu’il sera prouvé qu’ils sont robustes, plus les gens se sentiront confiants. Je me souviens des premiers jours des OoC, les toxicologues n’étaient pas du tout intéressés par ces technologies. La situation évolue, mais le scepticisme est encore très présent. Je suppose que c’est la raison pour laquelle ils sont bons dans ce qu’ils font, ils sont très prudents.

 

PA : Vous avez mentionné que la toxicologie est l’un des domaines les plus conservateurs. Pensez-vous que la toxicologie va néanmoins montrer quelques avancées prochainement ?

Pr. D. Ingber : Je pense que tout le monde sait que les prévisions toxicologiques avec les animaux sont au mieux sous-optimales. Le problème de l’expérimentation animale est qu’ils n’ont souvent pas la même physiologie que le patient. Ils ne sont pas âgés, ils n’ont pas d’autres pathologies et ils ne prennent pas plusieurs médicaments en même temps. Il y a donc beaucoup de choses que l’on ne voit jamais. Je sais qu’il y a eu de très bons résultats avec les reins sur puce. Les foies sur puces, que nous avons déjà mentionnés, donnent également de bien meilleurs résultats que les animaux. Et il s’agit là de deux des principales toxicités. Les industries seront malheureusement lentes. Elles continueront à utiliser des animaux. Bien que les dirigeants voient le potentiel de ces nouvelles approches, personne ne veut prendre le risque. Mais je pense que nous allons voir de moins en moins d’animaux et de plus en plus de dépendance à l’égard de ces modèles alternatifs. La toxicologie ne consiste pas seulement à identifier la toxicité, mais aussi à comprendre la base moléculaire de cette toxicité. Les systèmes d’OoC nous permettent de mieux décrire le mécanisme induisant la toxicité, ce qui représente une valeur considérable. Et c’est pourquoi ces modèles seront davantage utilisés. Je pense donc que nous avançons dans la bonne direction. Tout le monde souhaite que cela se produise mais il est difficile de changer ses habitudes quand on fait la même chose depuis longtemps”.

PA : Quels sont vos principaux espoirs et prédictions pour l’avenir proche et à long terme ?

Pr. D. Ingber : “Je pense en fait que nous allons voir les méthodes d’OoC plus largement utilisées dans les processus de découverte et de développement de médicaments avant la toxicologie. Il existe de nombreux moyens d’accélérer la découverte de médicaments. Il ne fait aucun doute qu’avec la loi de modernisation de la FDA, et grâce aux nombreuses entreprises (comme Emulate) qui distribuent ces méthodes et ces résultats à l’échelle internationale, de plus en plus de sociétés pharmaceutiques et de biotech utiliseront les OoC. Nous commençons à voir que les entreprises trouvent que l’utilisation des Liver-chips d’Emulate permet de réduire leurs coûts de manière significative en réduisant le besoin d’études avec des primates non humains. J’espère que nous verrons également l’OoC intégré dans les programmes cliniques pour la médecine personnalisée et la conception des essais cliniques. Je dis toujours que ce qui change vraiment la donne, c’est que l’OoC peut réduire les coûts, raccourcir les délais et améliorer la sécurité dans le développement des médicaments. Aujourd’hui, les groupes pharmaceutiques dépensent des centaines de millions pour le développement de médicaments et des dizaines de millions pour de grands essais cliniques qui échouent souvent. Ils cherchent alors à identifier une sous-population (par exemple, des individus génétiquement similaires) qui réagit mieux que les autres au médicament. S’ils les trouvent, ils peuvent alors mener une étude ciblée avec ces patients et, en cas de succès, faire approuver le médicament pour une application précise. Avec l’OoC et les cellules dérivées de patients, nous pouvons inverser ce paradigme. Nous pouvons fabriquer des OoC pour 50 ou 100 patients afin d’identifier un médicament donné qui fonctionne particulièrement bien pour eux, puis utiliser ces mêmes patients pour un essai clinique ciblé. Je vois un avenir dans lequel nous tirerons parti de l’OoC pour trouver le bon médicament qui fonctionne le plus efficacement pour un sous-groupe défini de patients, sur la base de génétiques très similaires, de l’âge, du sexe, ou de signes cliniques. Le défi auquel nous sommes confrontés avec le remplacement des études animales est notre culture, et la nature humaine, d’aversion aux risques. Mais les mentalités changent avec le temps, et ainsi les choses changent. Une fois les premiers succès observés, et qu’ils auront des impacts économiques, le pendule s’inversera. Les choses changeront”.

En savoir plus

Don Ingber est membre des Académies nationales de médecine, d'ingénierie et des inventeurs, de l'Institut américain d'ingénierie médicale et biologique et de l'Académie américaine des arts et des sciences. Il a été nommé l'un des 20 meilleurs chercheurs translationnels au monde en 2012, 2019 et 2020 (Nature Biotechnology), l'un des principaux penseurs mondiaux de 2015 (Foreign Policy magazine) et a reçu de nombreuses autres distinctions nationales et internationales. Sa technologie OoC a été désignée comme l'une des dix technologies émergentes par le Forum économique mondial et comme le design de l'année par le London Design Museum ; elle a également été acquise par le Museum of Modern Art (MoMA) de New York. Grâce à son travail, M. Ingber a contribué à abolir les frontières entre la science, l'art et le design.

Crédit images : Pr. D. Ingber, Wyss Institute