Merel Ritskes-Hoitinga est Professeur de la chaire “Transition fondée sur la preuve vers des innovations sans animaux” à la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université d’Utrecht depuis juin 2022. Elle est aussi titulaire d’une chaire honoraire Skou de l’Université d’Aarhus au Danemark, dédiée à la promotion de la synthèse des preuves. Prof Ritskes obtient son diplôme de vétérinaire à l’Université d’Utrecht en 1986. En 2012, elle a fondé SYRCLE, le SYstematic Review Center for Laboratory animal Experimentation, et organisé avec son équipe le premier symposium international dans le domaine de la revue systématique de données précliniques.
Les débats et confrontations des preuves résultant de revues systématiques des études animales l’ont amenée à décider qu’il était grand temps de passer au Remplacement et d’accélérer le développement des méthodologies sans animaux en se basant sur des preuves scientifiques.
Comité scientifique Pro Anima : Vous êtes reconnue pour vos recherches pionnières dans la transition vers des innovations sans animaux. Quelle est votre histoire ?
Prof Merel Ritskes : Avant d’obtenir mon diplôme de vétérinaire à l’Université d’Utrecht, j’ai réalisé une étude documentaire sur l’utilisation du rat dans la recherche sur l’athérosclérose au Département de Science des animaux de laboratoire. Cette expérience m’a fait choisir de travailler dans le domaine de la science des animaux de laboratoire, dans le but de mettre en œuvre les 3R (Remplacement, Réduction et Raffinement), d’améliorer le bien-être animal, la qualité de la science et la valeur translationnelle des études animales pour les humains. L’analyse de la littérature m’a montré que de nombreux détails des études sur animaux n’avaient pas été décrits, et que des processus étudiés chez des rats ne ressemblaient pas vraiment à l’athérosclérose chez l’homme, tandis que des traitements sévères et inutiles étaient administrés aux rats pour induire cette maladie. J’étais plutôt choquée et j’avais envie d’œuvrer à des améliorations.
À l’époque, je croyais encore que les études sur les animaux pouvaient s’appliquer aux humains, j’ai ainsi commencé ma carrière en me concentrant principalement sur le raffinement et la réduction. J’ai fait mes premiers pas dans la recherche biomédicale au Japon, puis j’ai poursuivi avec un doctorat sur le raffinement. J’ai ensuite travaillé pour l’industrie où j’ai découvert les lignes directrices des Bonnes Pratiques de Laboratoire (BPL) qui doivent être suivies par les entreprises pour mettre des produits sur le marché et recevoir une approbation réglementaire.
J’ai ainsi souhaité que le monde universitaire commence également à utiliser ces lignes directrices. Mais les BPL ne sont pas vraiment bien accueillies dans le monde universitaire, car souvent considérées comme une bureaucratie inutile et une restriction de la liberté académique. Ce n’est pas exact. Les BPL vous « préconisent » seulement de vous préparer et de bien faire les choses pour produire des résultats de bonne qualité. !
Dans le milieu universitaire, je suis devenue directrice de deux animaleries dans des facultés de médecine au Danemark et aux Pays-Bas, couplé à un professorat pour intégrer les 3R dans la gestion quotidienne de ces unités animales. Après des décennies de recherche et d’éducation sur les 3R, il est devenu clair que valoriser et mettre en place les 3R n’était pas en soi une entreprise couronnée de succès. J’ai donc décidé de développer l’utilisation de revues systématiques pour l’éducation et la recherche.
J’ai créé le centre SYRCLE (Systematic Review Center for Laboratory animal Experimentation), en 2012. En développant la méthodologie des revues systématiques précliniques et en voyant les résultats, il m’est apparu clair qu’il est scientifiquement urgent de changer les choses. Le (mal)heureux avantage des revues systématiques a été de démontrer que 50 à 80 % des détails essentiels des études animales ne sont pas mentionnés dans les publications1, et que de nombreuses études sur les animaux ne prédisent pas ce qui se passe chez l’homme2, même si c’est souvent la raison initialement évoquée pour justifier l’expérimentation animale.
Par ailleurs, le processus de développement de médicaments prend environ 10 à 12 ans. 90% des résultats positifs obtenus dans les études sur les animaux conduisent à des échecs ultérieurs dans les essais cliniques sur l’homme. De fait, dans l’ensemble, ce n’est pas un processus efficace. Ce qui est très inquiétant, c’est le gaspillage de vies animales, car de nombreux détails n’ont pas été publiés, de sorte qu’il est impossible d’interpréter les résultats de manière vraiment fiable. Je ne comprends pas non plus comment il se peut que tant d’études sur les animaux continuent d’être publiées de manière déficiente, alors que nous disposons déjà d’excellentes lignes directrices en matière de reporting depuis 2010 (ARRIVE). Ces lignes directrices ont été approuvées par plus de 1 000 revues biomédicales, mais n’ont guère conduit à des rapports de meilleure qualité sur les études animales dans la littérature3.
Ma conclusion est que lorsque la science n’est pas capable d’apporter ces améliorations, même lorsque tout cela est rendu transparent, alors nous ferions mieux d’arrêter les études sur les animaux et de passer à d’autres méthodes. Il n’est pas éthique d’utiliser des animaux dans des études qui ne sont pas de qualité optimale, d’autant plus que des développements technologiques majeurs et pertinents pour l’homme, tels que l’IA et les organoïdes, ont été développés et sont devenus très prometteurs, conduisant à de meilleurs résultats traduisibles à l’Homme.
SAFE consortium lors de sa dernière réunion en avril 2024
PA : Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs ce que sont les revues systématiques et pourquoi cette approche est cruciale pour la recherche préclinique et pour sensibiliser sur le manque de pertinence des études animales pour la santé humaine ?
Prof Merel Ritskes : La méthodologie des Revues Systématiques (RS) est issue de la médecine clinique et vise à évaluer de manière aussi complète, critique et objective que possible les preuves scientifiques déjà existantes pour une certaine question de recherche. Depuis le début des années 1990, il est devenu courant de procéder à des revues systématiques d’études cliniques pour savoir si certaines thérapies sont bénéfiques ou non pour les patients, et si elles ne proviennent pas « uniquement » de la conviction d’un médecin. Une revue systématique se fait en différentes étapes. La question doit d’abord être formulée avec précision : que voulez-vous savoir exactement ? Ensuite, une recherche dans au minimum deux bases de données est effectuée afin de détecter de manière complète les informations déjà existantes sur le sujet. Les publications pertinentes sont sélectionnées puis les caractéristiques et la qualité des études incluses sont identifiées et analysées. Enfin, si possible, une analyse statistique totale (ou « méta-analyse ») de toutes les études est réalisée.
Étant donné que de nombreuses études (non) animales sont réalisées pour comprendre et trouver de nouveaux traitements pour les maladies humaines, pour les médicaments notamment, vous voulez savoir s’ils sont efficaces et non toxiques, du moins s’ils ne provoquent pas d’effets secondaires trop graves. C’est incroyable que, jusqu’à présent, les revues systématiques de données précliniques soient effectuées uniquement sur une base de volontariat. Elles ne sont pas encore exigées par les agences de financement, les comités d’éthique médicale, ni même les organismes de réglementation ! Les informations existantes sur lesquelles les comités d’éthique médicale peuvent fonder leur prise de décision, sont largement déficientes en termes de qualité et complétude des données précliniques4. Afin de prendre ces processus décisionnels plus au sérieux, des revues systématiques précliniques devraient être rendues obligatoires.
Ce que j’ai appris des sciences de la transition, c’est que plus un système existe depuis longtemps, plus il est difficile de s’en éloigner. Et nous sommes au milieu de ce processus, de cette transition, abandonnant progressivement les études sur les animaux et introduisant progressivement des innovations sans animaux, ce qui s’avère être un grand défi.
PA : Après des années de lobbying, et avec l’esprit critique que vous avez toujours valorisé et nourri, quelle a été selon vous votre plus grande réussite ?
Prof Merel Ritskes : Ma plus grande réussite est probablement d’avoir pris mes responsabilités et décidé de vouloir apporter des changements, sur la base de résultats scientifiques que j’ai découverts et que je ne pouvais pas ignorer. Il est très difficile de changer d’orientation en science. Il faut du temps pour s’ouvrir de nouvelles voies, passant d’abord par un moindre succès en termes de publication et de nouveaux financements. Et cette prise de risque n’est pas toujours valorisée dans le monde universitaire, même si on pourrait s’attendre à ce qu’il en soit autrement. Je me suis également exprimée de manière critique à l’égard des études sur les animaux, ce qui n’est pas toujours apprécié, notamment par les personnes impliquées dans la recherche animale. J’avais parfois l’impression de devoir nager « à contre-courant ». Mais comme j’avais les preuves, je ne pouvais plus faire autrement.
Grâce aux programmes éducatifs que nous avons mis en place avec mes équipes dans le domaine des revues systématiques de données précliniques, un objectif majeur a été obtenu : les chercheurs ont pris conscience des lacunes des publications sur les études animales, ce qui les a motivés à vouloir apporter eux-mêmes des changements, mais également à influencer les membres de leur équipe et les collègues de leur domaine. Je pense que l’une des plus grandes réussites est de sensibiliser les gens et de les amener à décider eux-mêmes qu’ils veulent s’améliorer. Ce n’est qu’en vous disant que vous voulez changer qu’il y a une chance de réussir. Nous savons tous que lorsque nous disons aux autres de changer, cela ne se produira probablement pas et engendrera même parfois des résistances au changement.
Cependant, mettre sur la table les données probantes issues des revues systématiques n’était clairement pas suffisant pour opérer des changements rapides. De plus, il s’est avéré que même des alternatives bien validées aux modèles animaux n’étaient pas en soi une raison pour apporter des changements rapides. Comprendre quels sont les obstacles et les opportunités liés à la mise en œuvre de changements nécessaires est un sujet pour les sciences sociales, et en particulier les sciences de la transition qui constituent une évolution très importante car elles nous enseignent à quel point il est important de coopérer et d’avoir une fertilisation croisée entre les sciences sociales et les sciences (bio)médicales. Ce que j’ai appris des sciences de la transition, c’est que plus un système existe depuis longtemps, plus il est difficile de s’en éloigner. Nous sommes au milieu de cette transition, abandonnant progressivement les études sur les animaux et introduisant progressivement des innovations sans animaux, ce qui s’avère être un grand défi. En élargissant mon champ d’action et en m’orientant vers une recherche interdisciplinaire (en coopérant avec des historiens, des sociologues et de nombreux autres acteurs), j’ai découvert de nouvelles façons de mener des recherches pour une mise en œuvre réussie, en pratique, des alternatives de remplacement. En se concentrant sur les questions d’actualité, par ex. l’approbation rapide de mise sur le marché des vaccins anti-Covid, nous voyons que de nouvelles voies efficaces et flexibles, avec moins d’études sur les animaux et davantage d’alternatives, ont déjà été réalisées56. Ces leçons peuvent être prises en compte afin d’être utilisées dans le futur. En collaboration avec ma collègue en sciences sociales, le professeur Ingrid Visseren-Hamakers, nous avons co-créé de nouvelles idées avec des étudiants dans un nouveau cadre d’enseignement expérimental, sur ce qui serait nécessaire pour accélérer la recherche médicale sans animaux dans la perspective d’une science de transition et de gouvernance transformatrice7.
Schéma en croix pour sybmoliser la transition
PA : Les Pays-Bas ont une approche unique au monde concernant la transition vers une science sans animaux. Pensez-vous que le changement significatif que nous souhaitons profondément va se produire prochainement dans votre pays ?
Prof Merel Ritskes : La Transition vers des innovations sans animaux (TPI en néerlandais) est unique aux Pays-Bas dans la mesure où elle est coordonnée par le ministère de l’Agriculture, de la Nature et de la Qualité alimentaire et où toutes les parties prenantes travaillant sur des alternatives aux études sur les animaux se réunissent régulièrement pour discuter d’éventuelles interactions mutuelles. Je suis membre du consortium SAFE (Safety Assessment through Animal-Free Evolution) visant à étudier comment accélérer la transition vers le remplacement, en combinant les sciences sociales et biomédicales. Mon département IRAS TOX, à l’Institute for Risk Assessment Sciences, est également impliqué dans la construction de la Virtual Human Platform 4 Safety, visant à construire un modèle entièrement in silico sur la base des seules données humaines.
Un financement très prometteur de 125 millions d’euros du gouvernement néerlandais a été récemment accordé à l’université d’Utrecht pour la construction d’un centre de translation biomédicale sans animaux. L’objectif est de commencer début 2025 et cela servira d’exemple au monde entier, car nous disposons globalement d’unités centrales de laboratoires d’expérimentation animale, mais ce n’est pas le cas pour les méthodes alternatives.
Des changements prometteurs et pleins d’espoir sont certes en cours, mais n’ont pas encore abouti à une nette réduction de l’utilisation des animaux dans les faits. Les Pays-Bas préparent le terrain pour la transition scientifique, mais ils ne peuvent pas réaliser le changement seuls, car les réglementations fonctionnent généralement à l’échelle mondiale. Nous devrons donc le faire avec d’autres pays du monde entier. Espérons que d’autres pays suivront l’exemple afin que nous puissions opérer le changement tous ensemble. L’un des facteurs importants qui ressort de la recherche en sciences sociales est l’importance de coopérer avec les régulateurs dès le début du processus, afin de faire en sorte que l’approche puisse être validée « correctement », puis acceptée et mise en œuvre par les régulateurs.
Les Pays-Bas préparent le terrain pour la transition scientifique, mais ils ne peuvent pas réaliser le changement seuls, car les réglementations fonctionnent généralement à l’échelle mondiale
PA : Comment voyez-vous l’avenir et quel est votre plus grand espoir ?
Prof Merel Ritskes : Je pense que nous avancerons ensemble vers un avenir sans ou presque plus d’études sur les animaux. De nombreuses initiatives prometteuses sont déjà en cours. Aux Pays-Bas, le gouvernement a pris l’initiative de coordonner la transition vers des innovations sans animaux. Il s’agit d’une étape vraiment nouvelle et pleine d’espoir. Dans le passé, il n’y avait pas de planification sur le long terme. Le mouvement actuel est différent, avec des perspectives à long terme et rassemblant les différentes parties prenantes. Cela correspond également à ce que souhaite le « grand public » : dans l’UE, plus de 1,2 million de signatures ont été recueillies pour demander à la Commission européenne (CE) d’éliminer progressivement les études sur les animaux pour les tests de sécurité chimique (Initiative Citoyenne Européenne ‘Save Cruelty-Free Cosmetics — Commit to a Europe without Animal Testing’). Le Parlement européen a également adopté à la quasi-unanimité une motion demandant la même chose. La Commission a promis d’élaborer une feuille de route pour l’élimination progressive des études sur les animaux pour l’évaluation de la sécurité chimique dès cette année 2024. L’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) a déjà élaboré une feuille de route pour le développement et l’acceptation d’alternatives non animales et l’EMA (Agence européenne des médicaments) a créé un groupe de travail 3R. Nous ne constatons pas uniquement ces évolutions prometteuses au sein de l’UE. Le FDA Act 2.0 a été adopté en décembre 2022 aux États-Unis, permettant que des alternatives puissent désormais être acceptées pour le développement de médicaments. L’industrie pharmaceutique mondiale a établi des lignes directrices pour réduire l’utilisation des animaux, par ex. Sanofi-Aventis a annoncé son objectif de réduire l’utilisation d‘animaux de 50 % entre 2020 et 2030 ; ils comprendront que les études sur animaux n’est plus la voie à suivre.
Mon plus grand espoir est que les organismes de réglementation, les gouvernements, les politiciens, l’industrie et les universitaires du monde entier prennent la responsabilité de continuer à progresser vers l’élimination progressive des études sur les animaux et l’intégration rapide des alternatives/NAMs, en fixant des objectifs et des jalons concrets. J’espère vraiment que la prise de décision se fera sur la base de preuves, plutôt que de croyances et de traditions, et que l’on résoudra ainsi les débats polarisés. J’espère que toutes les parties prenantes impliquées garderont l’esprit ouvert à de bons dialogues et contribueront à un changement rapide et efficace vers des NAMs non animales à l’échelle mondiale, dans l’intérêt de la science, de la planète, des animaux et des humains.
SAFE Consortium lors de son lancement
Crédits : Prof Merel Ritskes-Hoitinga, Utrecht University / TPI, Safe Consortium, iStock